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Malgré tous les efforts déployés par la police nationale et la police du Gouvernement mondial, les commandos du Front révolutionnaire des peuples qui ont pillé la semaine dernière un arsenal du G.M. à Athènes sont toujours en fuite.
Conduites par une femme qui se fait appeler Shéhérazade, les forces du F.R.P., essentiellement composées d’adolescents ou d’individus des deux sexes âgés de moins de vingt ans, se sont emparées de plusieurs centaines d’armes modernes, carabines automatiques, pistolets mitrailleurs et fusils d’assaut. On n’a toujours pas retrouvé trace ni des commandos F.R.P. ni du matériel volé.
Toutefois, dans une émission clandestine diffusée hier, Shéhérazade elle-même a annoncé que ces armes serviraient à « poursuivre la lutte contre la tyrannie du Gouvernement mondial ».
Bulletin d’information du 28 mai 2008.
Evelyn s’agrippa au rebord de la couchette capitonnée et fit de son mieux pour se relaxer et se calmer. Elle souffrait le martyre. La gravité à l’intérieur de la navette – une petite sphère qui reliait le cylindre principal aux modules de service ceinturant la colonie – n’était même pas le cinquième de la gravité terrestre. C’était juste suffisant pour que le poids des passagers les maintienne dans leur siège et l’estomac d’Evelyn en proie à la nausée était en pleine révolte.
Les douze recrues et le guide occupaient la moitié des couchettes. Tous les autres, sanglés dans leur harnais, ne paraissaient souffrir d’aucun inconfort. Ils sont sans doute aussi malades que moi mais ils le cachent mieux, se dit la jeune fille.
Essayant d’oublier les soubresauts de son estomac, elle se concentra sur le but qu’elle s’était fixé : pénétrer dans le second cylindre.
Île Un, en fait, était constituée de deux gigantesques cylindres. Des câbles faisant office de va-et-vient permettaient de passer de l’un à l’autre.
Mais alors que l’on pouvait se déplacer librement d’un bout à l’autre du cylindre principal, celui où elle habitait, où David habitait, où tout le monde habitait, Evelyn n’avait encore pas rencontré une seule personne qui, de son propre aveu, eût mis les pieds dans le cylindre B. C’était, semblait-il, une zone interdite. Interdite à tout le monde ? C’est impossible.
Il y avait dans le cylindre B quelque chose qu’ils –Cobb et ses amis – ne voulaient pas qu’on voie. Aussi Evelyn était-elle bien résolue à savoir de quoi il s’agissait.
Si, toutefois, elle survivait à cette sacrée tournée d’orientation !
Son cerveau avait beau se tuer à lui répéter qu’elle flottait confortablement sous 0 G, son estomac n’était pas dupe : il savait, lui, qu’il tombait, qu’il tombait sans fin, et le petit déjeuner qu’Evelyn avait pris avant de partir menaçait de refaire surface.
La faible pseudo-gravité entretenue dans la navette ne lui était pas d’un grand secours. Pas plus que le paysage que l’on apercevait derrière les hublots circulaires encastrés dans la paroi de la sphère : des étoiles qui dérivaient et, toutes les quelques secondes, la boule bleutée qui était la Terre. Jamais elle ne m’a paru aussi séduisante quand j’étais dessus !
La navette s’arrima au module de service avec un choc qui fit frissonner Evelyn.
— Ce module est sous 1 G, annonça le moniteur à ses ouailles qui commençaient à se défaire de leurs harnais. Préparez-vous à retrouver votre poids normal.
Deux recrues poussèrent un grognement de mécontentement. C’est que ces ahuris appréciaient réellement la faible gravité !
Les douze visiteurs franchirent lentement l’écoutille. Tous portaient la même tenue de saut, anonyme et grise, et avaient un badge d’identification fixé à la poitrine. Le guide, un grand escogriffe à l’allure solennelle dont les tempes commençaient à peine à grisonner, vêtu, lui d’une combinaison bleue, debout à côté du panneau, y allait déjà de son laïus :
— C’est un module agrobiologique comme il en existe un certain nombre. Bien que la plupart des plantes vivrières de la colonie soient récoltées dans les sections cultivées du maître cylindre, ces modules extérieurs sont affectés à des recherches expérimentales sur des plantes nouvelles ou à des productions spécialisées comme les fruits tropicaux.
Drôle de ferme ! se dit Evelyn en balayant du regard l’intérieur du module. Ça ressemble plus à un hangar d’avion envahi par les mauvaises herbes.
Le module était une sphère de métal à la surface nue. Le « champ de culture » était une bande d’humus grouillante de plantes qui en occupait tout le pourtour. Quand Evelyn leva les yeux, elle vit des végétaux et de la terre au-dessus d’elle. Une lumière éblouissante se déversait par les fenêtres rondes percées dans les parois de part et d’autre de cet anneau cultivé. Il faisait chaud et humide et le soleil était si aveuglant qu’Evelyn ressentit instantanément un début de migraine.
— Dans ces modules, disait le guide, nous pouvons contrôler le dosage de l’air, la température, le degré hydrographique, la pesanteur et même la longueur du jour.
Il désigna les hublots de la main et Evelyn vit les volets métalliques permettant de les obturer.
Comme, du fait de sa position en L4, la colonie était perpétuellement éclairée par le soleil, la seule variable était la durée de l’ensoleillement à calculer. Dans les modules, l’ouverture et la fermeture des hublots créaient le « jour » et la « nuit » à volonté. Dans le cylindre principal, les grands miroirs solaires étaient programmés de façon à déterminer un cycle de vingt-quatre heures.
— Nous pouvons ainsi établir pratiquement les conditions d’environnement que nous souhaitons sans perturber le cycle terrestre des jours et des nuits ni les autres cadres d’existence au niveau du cylindre principal.
Je persiste à penser que ça ressemble à de la mauvaise herbe, s’entêta Evelyn.
— Dans ce module-ci, continua le guide avec un sérieux imperturbable, nous étudions la croissance de plantes parasites capables de s’attaquer à nos récoltes ou de provoquer des réactions allergiques chez certains colons particulièrement sensibles. Des mauvaises herbes, en quelque sorte.
Evelyn eut beaucoup de mal à réprimer son fou rire. Elle se tourna vers les autres recrues – six femmes et cinq hommes dont aucun n’avait plus de trente ans. Ils sont sérieux comme des papes ! À croire que leur vie dépend de la moindre syllabe proférée par ce raseur !
Brusquement, elle comprit que leur vie dépendait, en effet, et au sens le plus littéral, du savoir qu’ils étaient en train de glaner. Ils envisageaient de s’installer à demeure sur la colonie. Ils n’avaient aucun désir de revenir sur la Terre. Mais est-ce que c’est une raison pour avoir l’air de missionnaires ? Ils ne peuvent donc pas sourire une fois de temps en temps ?
Elle-même n’avait guère souri, cependant, ces derniers jours. Après sa balade inaugurale dans le cylindre principal et sa première nuit passée dans les bras de David, elle s’était exclusivement consacrée aux activités de base des néophytes – amphis et exploration. David l’avait appelée à plusieurs reprises et elle avait finalement accepté de dîner avec lui le vendredi. Mais de la réserve, hein ? C’est bien gentil de s’amuser un peu mais tu ne vas pas t’éterniser ici. Attention à ne pas te brûler les ailes, ma fille !
Le guide, qui était enfin arrivé au bout de sa conférence, s’apprêtait à faire rejoindre la navette à son troupeau.
— Mais, monsieur, l’interpella une recrue, il n’y a personne. Est-ce que le travail est entièrement automatisé ?
— Le plus possible, répondit le moniteur, impavide. Les modules ne sont pas aussi bien protégés des rayons cosmiques durs et des radiations solaires que le cylindre principal et nous nous efforçons de réduire au minimum l’exposition des hommes au rayonnement.
Merci beaucoup ! fit Evelyn dans son for intérieur.
Si les autres s’inquiétaient de la dose de radiations qu’ils étaient en train d’encaisser, ils ne manifestaient aucun souci apparent. Ils réintégrèrent docilement la navette dans un silence tel qu’Evelyn avait l’impression d’être revenue à l’école de catéchisme de Notre-Dame-des-Larmes quand elle se préparait pour sa première communion sous l’œil sévère de bonnes sœurs renfrognées.
Elle prit subitement conscience qu’une nouvelle balade sous faible gravité l’attendait. Juste au moment où mon estomac commençait à se calmer ! Enfin, c’était peut-être la dernière de la journée…
Quelqu’un lui tapa sur l’épaule. Elle se retourna. C’était le guide à la triste figure. Il la dévisagea fixement. Si seulement il souriait, il ne serait pas vilain garçon.
— Il m’a semblé que les passages sous faible G vous ont éprouvée, lui dit-il.
Sur le moment, Evelyn fut tentée de nier mais elle se dit, réflexion faite, que jouer les matamores serait pire que de reconnaître ses faiblesses. De toute évidence, le guide avait remarqué qu’elle avait viré au vert.
— J’ai peur que mon estomac ne fasse pas très bon ménage avec l’apesanteur, répondit-elle en essayant de prendre un ton badin.
Les autres recrues s’introduisaient pendant ce temps dans la navette à la queue leu leu comme une file d’automates.
— En principe, reprit le guide en farfouillant dans les poches de sa tenue de saut, en principe, nous ne sommes pas autorisés à administrer des médicaments aux nouveaux mais je ne crois pas que ceci puisse être nocif.
Il avait extrait de sa poche une petite boîte d’où il sortit une pilule qu’il tendit à Evelyn.
— Ce remède supprimera vos spasmes. Le retour au cylindre principal prend une quinzaine de minutes et nous serons pendant presque tout ce temps sous une gravité inférieure à un cinquième de G.
La jeune fille contempla la pilule dans le creux de sa paume, puis elle leva les yeux.
— C’est… c’est très gentil à vous.
Enfin, il sourit et son visage se plissa de rides.
— Je m’appelle Harry… Harry Bronkowski.
— Merci, Harry.
Il lut le badge qu’elle arborait.
— Evelyn Hall.
— C’est moi.
Il l’aida à franchir l’écoutille, alla lui chercher une ampoule d’eau en plastique, s’assit au bord de la couchette, et lui tint compagnie jusqu’à ce que l’on eût regagné le cylindre, lui parlant de sa vie, de son travail de moniteur et de guide, de ses violons d’Ingres et de la tristesse de l’existence solitaire des célibataires. Evelyn était consciente des coups d’œil au vitriol que lui décochaient quelques femmes. Si vous le voulez, ne vous gênez pas, leur lança-t-elle silencieusement. Je préférerais encore avoir le mal de l’espace.
De retour au cylindre principal, le groupe eut droit à deux heures de pause pour déjeuner. On avait le choix : ou manger à la cafétéria du centre d’instruction, ou aller dans l’un des mini-restaurants du village. Evelyn annonça à la cantonade qu’elle rentrait chez elle pour faire un somme : elle préférait ne pas provoquer son estomac mal luné en le gavant de nourriture.
Elle s’éloigna donc mais, au bout de quelques pas, s’arrêta et se retourna vers l’édifice en terrasses bariolé de couleurs vives. Plus personne en vue. Les recrues s’étaient dispersées.
Evelyn fit précautionneusement le tour du bâtiment. Du côté opposé des voix d’enfants chantant une comptine s’échappaient des fenêtres ouvertes d’une classe maternelle. Il n’y a pas de place dans les écoles réglementaires ? s’interrogea-t-elle. Ou est-ce une classe spéciale ? Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait : l’escalier conduisant au métro de la colonie.
Le quai était désert. Evelyn scruta le tunnel. Pas de rame à l’horizon. Elle se mit à faire les cent pas avec énervement. Les palpeurs du tourniquet signalent automatiquement à l’ordinateur qu’il y a un passager qui attend, se récita-t-elle. Alors, où est-il ce fichu train ?
Soudain, elle aperçut une lueur dans le tunnel et avant même qu’elle en eût conscience, le métro surgit silencieusement. Il n’y avait qu’un unique wagon aux étincelantes parois d’aluminium traité. Prestement, elle arracha le collant vert des recrues de son badge et le glissa avec soin dans sa poche.
Les portes s’ouvrirent en chuintant et elle monta. Elle eut l’impression que la voiture oscillait légèrement sur ses coussinets magnétiques, mais le mouvement était si imperceptible que c’était peut-être simplement un effet de son imagination. L’automotrice redémarra.
Il n’y avait qu’un seul voyageur dans le wagon, un garçon brun à la figure carrée assis à l’avant en train de mastiquer placidement un sandwich.
On déjeune où on peut, pensa Evelyn en s’installant sur la banquette la plus proche de la porte.
La voiture filait dans un silence presque total, s’enfonçant sans faire d’arrêts dans le tunnel qui traversait d’un bout à l’autre le cylindre de la colonie et elle sourit en se rappelant comme elle avait souffert le premier jour au cours de sa randonnée pédestre.
La voiture ralentit. Evelyn se leva et attendit que les portes s’ouvrent. L’autre passager se mit debout à son tour et se dirigea vers elle après avoir jeté l’emballage de son sandwich dans la poubelle installée à cet effet. Il était un peu plus petit qu’elle mais avait une carrure athlétique. Il y avait un peu de moutarde sur son menton.
— Vous êtes perdue ?
Il avait un léger accent continental.
Evelyn jeta un coup d’œil sur le symbole professionnel jaune de son badge. Une paire d’ailes stylisées. C’était un astronaute.
— Non. Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
— Je ne vous ai encore jamais vue là. Vous n’êtes ni astronaute ni contrôleur de vol. Une fille aussi jolie, je m’en souviendrais.
Evelyn lui sourit – le genre de sourire destiné à persuader les hommes qu’ils avaient une touche.
— Et vous n’êtes sûrement pas le type de femme à faire partie d’un chantier de construction, ajouta-t-il en faisant saillir ses biceps et gonflant ses pectoraux à la manière d’un poids lourd.
Evelyn éclata de rire.
— Je suis une nouvelle, expliqua-t-elle en descendant de la voiture et en se dirigeant vers l’escalator. Je travaille dans les médias… vous savez ? La télévision et les journaux.
— Ah bon ? fit-il avec intérêt. Et vous allez écrire un papier sur nous autres, les casse-cou de l’espace ?
— Pour le moment, je ne suis pas encore dans le bain. Mais dès que ma période d’orientation sera terminée…
Elle s’en tint à cette promesse à peine suggérée, le laissant achever la phrase restée en suspens.
— Formidable ! Je m’appelle Daniel Duvic.
Il tapota son badge du bout de l’index. Evelyn hocha la tête et se nomma à son tour.
L’escalator, succession ininterrompue de marches d’acier s’élevant vers d’invisibles limbes, était interminable.
— Comment supportez-vous la gravité 0 ? s’enquit Duvic. Quand nous serons arrivés en haut, nous ne pèserons presque plus rien.
— Je m’y ferai… j’espère, murmura-t-elle d’une voix vacillante.
Sentant que son estomac recommençait à faire des siennes, elle agrippa la main courante d’un geste presque instinctif.
— Bien sûr, ça se passera très bien, la réconforta-t-il avec un grand sourire à l’appui.
Et, décidant comme de juste de jouer les vaillants chevaliers servants, il prit d’autorité Evelyn par le bras. Elle se laissa faire. La pilule que lui avait donnée le guide devait être efficace car ses entrailles étaient quand même plus paisibles. Néanmoins, lorsque l’ascension arriva enfin à son terme et qu’ils pénétrèrent dans la section des sas, elle avait les jambes en coton. Bien qu’elle vît le plancher carrelé entrecoupé de bandes de velcro colorées qui adhéraient aux semelles pour faciliter la marche, elle avait toujours l’impression de tomber dans le vide.
D’épais panneaux d’accès étaient sertis dans les murs d’acier du corridor à intervalles réguliers.
— Ce niveau est constitué d’une série de sas pneumatiques, lui expliqua Duvic. Les quais d’embarquement et de débarquement du personnel et du fret sont juste derrière les parois. Tous les tambours se scellent automatiquement si jamais la pression de l’air baisse. Sinon, toute l’atmosphère s’échapperait de la section en un rien de temps.
— Mais comment se fait-il qu’il n’y ait personne ? Je croyais que c’était l’un des endroits les plus actifs de la colonie.
— En effet, mais ce n’est pas une raison pour qu’un monde fou soit nécessaire. Les ordinateurs et les machines se chargent du plus gros du travail.
Sans lui lâcher le bras, Duvic fit entrer la jeune femme dans le centre de contrôle, une sorte d’étroit et sombre cagibi où s’entassaient une demi-douzaine de techniciens. Casque d’écoute aux oreilles, chacun installé à sa console, ils surveillaient les écrans tout en chuchotant dans leurs micros et en tapotant sur les claviers compliqués qu’ils avaient devant eux. La seule source de lumière était ces écrans d’observation d’où émanaient de mystérieuses fulgurations vertes et orange.
Sur le maître écran qui occupait toute la surface d’un mur, on distinguait un module de service flottant dans le vide à une douzaine de kilomètres de la colonie. Il était ouvert et ressemblait à un bivalve qui bâille. Et il était en train de cracher un satellite solaire terminé, disgracieux conglomérat de bras métalliques, de cellules solaires noires et luisantes qui avaient l’aspect d’ailes carrées et de micro-antennes. Ces dernières faisaient penser, songeait Evelyn, aux yeux protubérants d’un insecte grotesque.
— Je vais remorquer cette horreur jusqu’à la Terre pour la placer sur une orbite durant vingt-quatre-heures, dit Duvic en haussant la voix pour dominer le bruit de fond cacophonique des instructions que débitaient les contrôleurs.
Bien qu’elle sût que le temps dont elle disposait pour s’introduire dans le cylindre B fondît à vue d’œil, Evelyn, c’était plus fort qu’elle, resta bouche bée à contempler le satellite qui émergeait progressivement du module-usine. On aurait dit une gigantesque araignée de métal en train d’éclore. Enfin, la voix de Duvic brisa le charme :
— Il va falloir que je me mette en tenue. Nous avons un horaire très strict à respecter.
Et moi donc ! rétorqua silencieusement Evelyn.
— Je dois également rentrer, fit-elle tout haut.
— Vous pourrez vous débrouiller toute seule ?
— Oui, merci.
— Avez-vous un appartement ou vous a-t-on attribué un pavillon individuel ?
Elle éluda la question :
— Vous pourrez me joindre au centre d’instruction.
Duvic sourit devant sa circonspection.
— Ah ! J’aimerais vous revoir. Sous gravité normale.
— Ce sera avec plaisir. Appelez-moi au centre.
Evelyn sortit avec autant d’aisance qu’elle put de la salle de contrôle en dépit de la succion du revêtement de velcro sur ses semelles et bien que son estomac s’obstinât à croire qu’il faisait du toboggan.
Mais ce ne fut pas vers l’escalator du métro et la section résidentielle de la colonie qu’elle se dirigea. Son objectif était de trouver le téléférique reliant les deux cylindres.
Elle inspecta les uns après les autres les tambours alignés de part et d’autre de la coursive. Sur chacun était apposée une petite carte imprimée portant un numéro de code. Sauf le dernier sur la pancarte duquel on lisait simplement : ENTRÉE INTERDITE AUX PERSONNES NON AUTORISÉES. Sous l’écriteau s’alignaient les touches multicolores d’une serrure électronique. Evelyn commença par essayer le loquet manuel mais en vain. La porte était verrouillée.
Elle jeta un coup d’œil derrière son épaule. Le couloir était vide. Alors, elle glissa la main dans la poche de sa tenue de saut. Jusque-là, tous ses faits et gestes pouvaient s’expliquer par son ignorance. Avec un garçon comme Duvic, il suffisait d’un battement de cils pour l’empêcher de se poser des questions en la voyant dans un endroit où elle n’avait rien à faire.
Mais maintenant, c’est une autre paire de manches. Elle sortit de sa poche un décodeur grand comme la main qu’elle appuya sur la serrure. Il ne fallut pas plus de quatre secondes au micro processeur de l’instrument pour décrypter la combinaison : des chiffres s’allumèrent en rouge sur le minuscule voyant. Evelyn enclencha les touches correspondantes. Le panneau joua et s’ouvrit tandis qu’une bouffée d’air aux relents métalliques assaillait la jeune femme.
Les nerfs tendus comme les cordes d’un violon, Evelyn entra dans l’espèce de cercueil qu’était la cabine et rabattit le tambour. Les commandes étaient bloquées mais le décodeur eut vite fait de trouver la combinaison. Le capot de plastique se dégagea, révélant seulement deux boutons. L’un portait la lettre A, l’autre la lettre B. Elle enfonça le second.
Et attendit, le cœur battant.
Si la cabine s’était mise en marche, elle ne s’en apercevait pas. Elle éprouvait un sentiment de claustrophobie. Les parois nues l’écrasaient et elle s’efforçait d’ignorer l’impression de chute qui ne la lâchait pas.
Soudain, elle se rendit compte qu’elle décollait du plancher et son crâne faillit heurter le plafond. Luttant pour maîtriser la vague de panique qui montait en elle, elle écarta les bras et plaqua de toutes ses forces ses paumes contre les parois. C’était solide. Elle respira profondément et réussit en se contorsionnant à reprendre pied.
Non, je ne crierai pas !
Elle ressentit une très légère secousse et la porte de la cabine s’ouvrit. Elle avait dû effectuer une rotation complète : maintenant, elle tournait le dos au sas.
Quand elle émergea de la cabine, elle se retrouva dans un nouveau corridor aux murs de métal en tous points identique à la coursive du cylindre A. À moins que je sois toujours dans le A. Peut-être que l’ascenseur n’a pas bougé !
Elle se mit à avancer lentement, prudemment, dans le corridor, veillant à bien poser les pieds sur le velcro, un bras écarté pour suivre la froide paroi du bout des doigts. C’était comme dans le vieux cauchemar où, toute seule, elle s’enfonçait dans un couloir totalement silencieux, familier et pourtant inquiétant, sachant que quelque chose de terrifiant était tapi plus loin – ou la suivait pas à pas.
Elle pivota sur elle-même. Rien. Ça suffit comme ça ! Tu es complètement idiote !
Elle passa devant un centre de contrôle qui était la réplique fidèle de celui que Duvic lui avait montré, à ceci près que ses hublots étaient opaques et qu’il était vide et froid comme une crypte.
L’escalator conduisant au quai souterrain était immobile. Une sacrée descente ! Mais dès qu’Evelyn eut posé le pied sur la première marche, il commença à bourdonner et se mit en mouvement. Il s’en fallut de peu qu’elle perde l’équilibre mais elle se cramponna des deux mains à la rampe et se laissa porter.
Une voiture était arrêtée devant le quai. Obscure, comme morte. Mais quand la jeune femme eut passé le portillon, elle s’alluma, le vrombissement du moteur électrique s’éleva et les portes coulissèrent. Entre dans mon salon, dit l’araignée à la mouche. Evelyn monta quand même dans la voiture.
L’automotrice démarra automatiquement. La jeune femme était restée devant la porte et, détectant un passager désireux de « descendre à la prochaine », le véhicule s’arrêta à la station suivante. Evelyn descendit. Elle trouva rapidement l’escalier montant et en fit l’ascension en s’immobilisant toutes les quelques secondes, l’oreille tendue. Rien. Pas un son. Pas même l’écho de ses propres pas sur les marches. Et ce silence de mort était plus éprouvant encore que l’angoisse de se faire surprendre.
Enfin, elle atteignit la surface et émergea dans une sorte de jardin où d’énormes buissons de fleurs tropicales bouchaient la vue. Un chemin serpentait à travers la végétation. Elle s’y engagea. Les palmiers et les arbres exotiques disparaissaient sous des entrelacs de lianes qui faisaient une voûte au-dessus de sa tête et l’on aurait pu se croire au milieu de la jungle. Sauf qu’il n’y avait pas le plus faible bruit. Pas de crépitements d’insectes, pas le moindre froissement de feuillage agité par le vent. Et pas une voix humaine.
Le sentier montait à l’assaut d’une colline étrangement semblable à celle qu’elle avait escaladée en compagnie de David quand il lui avait fait faire le tour du propriétaire. Evelyn fit halte et regarda tout autour d’elle. Son cœur cognait dans sa poitrine.
C’était vraiment un paysage tropical : des hauteurs aux pentes tapissées d’arbres colossaux, une jungle, des montagnes au loin, des fleurs partout. Et des cours d’eau, des cascades, de profonds étangs, un large lac cerné de plages de sable au centre. Quand on levait les yeux, c’était le même spectacle. Ce paradis né de la main de l’homme s’incurvait, tapissant toute la surface intérieure du cylindre. C’était un immense décor hollywoodien figurant une paradisiaque île des mers du Sud. Il n’y manquait qu’un volcan au cratère fumant.
Et la vie.
Pas de maisons. Pas de routes. Pas trace d’habitat humain.
Evelyn sortit de sa poche une paire de jumelles électro-optiques, à forte puissance. Rien, pas de villages, pas de ponts, pas d’édifices. Pas même un oiseau.
Le second cylindre d’Île Un, assez vaste pour qu’un million de personnes et davantage y tiennent à l’aise, était un paradis tropical. Absolument désert.